On vient à la
Bible de bien des manières et surtout, en étant habités par des attentes
diverses : je dois ce soir en parler dans le cadre d’un séminaire sur les
questions de genre et de sexualité, à un public porté par/porteur de ces
questions, cultivé et avec des degrés divers de connaissance des textes
bibliques ; je dois en parler du point de vue d’un étudiant en théologie qui
travaille les discours des Eglises sur les questions lgbt ; j’approche la Bible
avec les outils de cette formation mais aussi avec ceux que j’ai reçus de ma
formation littéraire ; je l’étudie parfois comme source iconographique dans le
cadre de mon métier ; j’y fais aussi référence par rapport à mes convictions
qui ont évolué du fondamentalisme vers un christianisme d’ouverture et en tant
que croyant homosexuel.
Ce soir,
j’aimerais recentrer mon propos sur la manière dont la Bible a été convoquée
dans les débats sur les questions lgbt qui ont agité les Eglises protestantes dans
les 40 dernières années – et les agitent encore ; je puiserai largement dans
l’étude de près de 30 documents d’Eglises réformées européennes, réalisée dans
le cadre d’une maîtrise soutenue à Strasbourg en 2001 et dans un travail
similaire sur des documents protestants suisses mené par Pascale Rondez et
Konrad Haldiman. Je commencerai par une remarque sur la pluralité des usages de
la Bible avant d’évoquer la pluralité des corpus bibliques utilisés et la
pluralité des lectures qui en sont proposées.
1 La pluralité des usages
J’ai
introduit mon intervention en déployant quelques unes des approches possibles
du texte. Un débat d’Eglises induit lui aussi des circonstances particulières
de lecture : collective, plurielle, conflictuelle avec en certains cas, un
désaccord ou des lignes de fracture rendues visibles. Mais quel usage est-il
fait de la Bible dans le cadre de ces discussions rendues publiques ?
Le
premier usage que l’on s’attend à voir induit est un usage doctrinal ou
magistériel : la Bible est ici consultée en tant que source d’autorité en
matière de foi et de vie. Source unique et ultime comme l’affirme le sola
scriptura réformé même si la tradition, la raison et l’expérience que les
pragmatiques méthodistes adjoignent à l’Ecriture comme outils pour la recherche
de la vérité ne sont jamais très loin. La question : que dit la Bible ? peut
paraître incongrue mais elle est inextricablement liée à la liberté protestante
qui fonde le dialogue des hommes sur une Parole reçue de Dieu ; entre certaines
mains, la Bible peut toutefois devenir une arme redoutable.
Un
autre usage de la Bible se lie au débat sur l’homosexualité. Il s’agit d’un
usage que je qualifierais de pastoral : si la Bible est interrogée, c’est pour
fournir une réponse définitive ou un accompagnement à une société en pertes de
repères, des communautés chrétiennes troublées ou des personnes homosexuelles
rejetées ... je cite à dessein des exemples contrastés pour indiquer le rôle
que la prise en compte des destinataires peut avoir sur la lecture qui est
faite du texte biblique. Ce qui vaut pour le débat est encore plus vrai en
situation pastorale de prédication ; je vous renvoie à un article de James Kay
: Homosexuality – What then shall we preachers say ?paru dans un recueil
de l’Université de Princeton en 1996 Homosexuality and christian community et
qui étudie les prédications opposées qui ont conduit l’église baptiste de
Riverside à New York à faire choix pour le plein accueil des personnes lgbt.
Ces deux
usages présupposent qu’une application rapide et immédiate puisse être trouvée
aux textes dans le débat contemporain. Ils courent le risque de ne pas
suffisamment prendre en compte son statut de texte, la diversité de ses genres,
les conditions de sa rédaction et son contexte, bref de tout ce qui fait de la
Bible une œuvre située dans un temps – ou plutôt des temps – donné(s). Cet
usage « littéraire » de la Bible devrait permettre de prendre quelque
recul par rapport à l’immédiateté de la réponse.
2 La pluralité des corpus
bibliques
Approchons-nous
justement d’un peu plus près de ces textes. Un certain nombre de références
bibliques reviennent plus ou moins systématiquement dans les discours des
Eglises protestantes, avec des interprétations divergentes. On peut les
regrouper en quatre ensembles principaux.
Les textes
évoquant la condamnation biblique de l’homosexualité sont les plus fréquemment
cités. Le corpus n’est pas important, tout au plus une dizaine de versets : on
peut donc dire que la question homosexuelle n’est pas centrale dans la Bible ;
le caractère en apparence unanime de ces témoignages de réprobation ne peut
toutefois pas être négligé. Des disparités existent toutefois entre ces textes.
Un premier
sous-ensemble se compose des textes qui apparaissent relativement sûrs : Lv
18:22 ; Lv 20:13 ; Rm 1:24-27; 1 Co 6:9-11 ; 1 Tim 1:10 ; il est attesté
par tous qu’ils parlent sinon d’homosexualité, au moins d’une pratique
homosexuelle.
Un deuxième
sous-ensemble réunit des textes plus discutables. La référence à Gn 19 –
l’histoire de Sodome et Gomorrhe – et les textes parallèles de Jg 19 et Jude 7
n’est plus de mise pour stigmatiser les personnes homosexuelles ; même les biblistes
les plus conservateurs s’accordent à dire que l’enjeu de ces textes, mis en
perspective d’autres textes de l’Ancien et du Nouveau Testament est, à travers
une tentative de viol collectif de l’étranger, l’infraction aux lois de
l’hospitalité. Il semble donc juste de ne pas y lire une description du
comportement homosexuel.
Un dernier
sous-ensemble regroupant de textes relatifs à la prostitution masculine sacrée
(Dt 23:17 ; 1 R 14:24 ; 1 R 15:12 ; 1 R 22:47 ; 2 R 23:7) est parfois cité, le
plus souvent pour être réfuté comme non pertinent dans le débat sur
l’homosexualité : il est clair que c’est une pratique cananéenne particulière
qui est visée.
Certains
prendront toutefois appui sur la totalité de ces textes pour démontrer
qu’aucune référence à l’homosexualité n’est positive dans la Bible.
Un deuxième
corpus de textes mobilisés est constitué par les évocations de la sexualité
humaine. On cherche ici souvent à fonder un modèle ou une norme ; on lit
en tout cas dans ces textes un « projet » de Dieu pour la sexualité
humaine qui vient doubler l’inventaire des textes réprouvant les/des pratiques
homosexuelles. Dans cette perspective qui vise à inscrire l’étude de
l’homosexualité dans une réflexion plus générale sur la sexualité ou la
conjugalité, la référence au couple originel, relu à la lumière des sciences
humaines et pensé en termes d’altérité est légitimement attendue. En dehors des
premiers chapitres de Gn, on rencontre aussi des références à de nombreux
textes qui font du couple la métaphore de l’amour de Dieu pour l’humanité ou du
moins ont été interprétés comme tels comme Eph 5 ou Cant ; ce sont aussi des
textes qui rappellent la bonté de la sexualité. Ce dernier livre présente un caractère
non normatif qui mériterait un sort particulier : si on veut bien ne pas
immédiatement le spiritualiser et lui ôter une valeur métaphorique, il offre de
la sexualité humaine un visage libre, contrasté, égalitaire – puisque posant
l’équivalence du désir des deux partenaires et extrayant la sexualité de la
finalité procréatrice.
La question
des modèles homosexuels est quasiment absente des textes officiels, si ce n’est
pour être réfutée ; le Report of the panel of doctrine on homosexuality de
la United Free Church of Scotland, par exemple, fait certes référence à
l’amitié de David et Jonathan (1 Sam 18-20) mais il invalide toute
interprétation homosexuelle qui pourrait “faire peser une inutile suspicion sur
ces relations riches et pleines qui sont possibles entre amis du même sexe”. La
recherche de modèles homosexuels est un miroir inversé de la recherche d’un
modèle hétérosexuel et peut être contestée comme un littéralisme parallèle ;
s’il est difficile d’occulter la part d’homoérotisme dans l’histoire de David
et Jonathan – je vous renvoie aux travaux de Thomas Römer sur la question,
l’entreprise s’avère plus hasardeuse pour le “couple” formé par Ruth la moabite,
ancêtre du roi David, et sa belle-mère Noémi.
Une dernière
thématique, celle de l’accueil, peut être mobilisée.
Il convient
d’en relever d’emblée l’ambiguïté. Beaucoup se centrent sur l’accueil que Jésus
fait à des personnes marginalisées : la femme adultère (Jn 8) est ainsi délivrée
de la condamnation de la loi et invitée à ne plus pécher ; la référence à ce
texte reflète la conception assez traditionnelle de l’accueil du pécheur sans
son péché.
Je relèverai deux
autres motifs d’accueil ou d’inclusion, eux aussi miroirs l’un de l’autre.
Le premier rejoint
un des grands thèmes des théologies de la libération gay : souligner que
l’Eglise primitive s’est affrontée à la question de l’inclusion dans la
communauté des croyants de ceux que la loi excluait. Le livre des Actes tout
entier est ainsi relu par ces théologiens mais aussi par d’autres comme
l’aventure de l’élargissement des frontières du peuple de Dieu avec le chapitre
(10) de l’inclusion du païen Corneille comme pivot ; de même, on notera dans
les Evangiles la manière dont Jésus transgresse les régles et les rites pour
aller à la rencontre de la diversité humaine et lui faire accueil, notamment
lors des nombreux repas qu’il partage; le rapprochement de la question plus
contemporaine de l’accueil des personnes homosexuelles se fait par ce que les
anglo-saxons appellent congruence : un modèle d’inclusion peut en induire
un autre.
L’abolition
des différenciations est un autre motif d’inclusion fondé sur Gal 3:27ss :
« il n’y a ni juif ni grec, ni
homme ni femme, ni esclave ni homme libre mais tous vous êtes uns par la foi en
JC ». Cette relativisation des différences peut sembler menaçante pour la
construction et l’affirmation des identités ; Paul souligne non
l’abolition des différences mais la disparition de leur caractère séparateur ou
hiérarchisant. Voici la lecture qu’en fait Susan Durber, théologienne réformée
et membre du Lesbian and Gay Christian Movement : “J’interprète la déclaration
de Paul : “en Christ, il n’y a plus ni homme ni femme” non comme le règne de
l’androgynie mais comme la mention que les marques du genre sont recréées en
Christ - nos anciennes manières de définir notre identité comptent pour peu en
comparaison de notre nouvelle identité en Christ”. Cette relativisation
baptismale des identités mouvantes du genre a été exploitée par les théologiens
qui ont intégré les théories queer à leur réflexion, comme Elisabeth Stuart. Je
vous renvoie aux travaux de Stéphane Lavignotte qui m’a ce soir cédé la place
mais que je vous suggère de réinviter.
3 La pluralité des lectures
Si le recours
à l’Ecriture est cohérent, dans le monde protestant, selon le principe
herméneutique du sola scriptura, il conviendrait de dire quelques mots de la
manière de faire référence à l’Ecriture ; je reprendrai ici la typologie
élaborée par Pascale Rondez et Konrad Haldiman. Ils relèvent trois manières
d’introduire la Bible dans le débat : la référence à des passages isolés dans
lesquels il est – ou semble être – question d’homosexualité ; la référence à
des ensembles textuels qui ont trait à la conception de l’être humain, de sa
dignité, de sa sexualité ; la référence à ce qu’ils appellent des “projets
théologiques”. J’ai souligné comment ces niveaux affleurent dans les différents
corpus.
Ceux-ci
établis, il convient de nous interroger sur la lecture qui peut en être faite.
On parle en matière d’interprétation biblique d’exégèse et
d’herméneutique ; certains auteurs donnent à l’exégèse et à
l’herméneutique le même sens général d’interprétation. Je réserverai l’emploi
du second aux grands principes qui président à l’interprétation du texte et à
la recherche du sens qui constituent l’exégèse.
L’exégèse de
ce(s) corpus de textes semble a priori marquée par l’affrontement central de
deux lectures : une dite traditionnelle et une qui prend appui sur les données
historico-critiques. Je me contenterai de revenir aux lectures proposées des
textes de condamnation qui sont les plus significatives. La nécessité de faire
appel au contexte est un principe admis par tous. Nul n’ira ainsi défendre
l’application de la peine de mort aux personnes homosexuelles ! Je pointerai trois
difficultés méthodologiques dans le recours à ces textes de condamnation.
En commençant
par le détail. Peu nombreux sont ceux qui interrogent le sens précis de termes
comme toevah (abomination) dans Lv ou de paraphysin (contre-nature) dans Rm.
Qu’en est-il du terme arsenokoitai (littéralement ceux qui couchent dans le lit
des hommes) utilisé dans 1 Co 6 et 1 Tim 10 où il est associé à malakoi
(littéralement mous) ? Certains évoquent les cas particuliers de la pédérastie
ou de la prostitution masculine mais l’avis est loin d’être unanime.
Sans oublier
le général. De manière paradoxale, la référence aux textes, même dans les
rapports d’Eglises libérales relève de la méthode que Pascale Rondez et Konrad
Haldimann identifient à une extraction thématique de textes. La lecture de ces
textes aurait été enrichie si on avait fait appel à des lignes thématiques plus
larges : l’idolâtrie dans Rm ou une sexualité délimitée par les trois pôles de
la pureté rituelle, de la propriété et de la procrétion pour la Torah - trois thèmes
qu’ignore ou relativise notre approche moderne/post-moderne de la sexualité.
Dernière
idée : l’interrogation de ces textes ne peut se faire sans interrogation
parallèle du monde. L’appréciation de la pertinence de l’application de ces
textes à un contexte contemporain est largement dépendante de la manière dont est envisagée la nouveauté
du concept d’homosexualité. Je cite un rapport daté de 1991 de la United
Reformed Church (Homosexuality, a christian view) : “Tous les passages
habituellement cités traitent le comportement homosexuel comme une activité
librement choisie. Ils ne considèrent pas l’homosexualité - ils ne le pouvaient
du reste pas - comme une orientation sexuelle donnée ... Si tel est le cas, il
nous faudra en tenir compte pour interpréter l’Ecriture ».
Venons en à
l’herméneutique. Je resterai là dans la sphère réformée en vous citant deux
principes herméneutiques.
Le premier est
l’axiome du sola scriptura. Il vaut pour celles et ceux qui voient dans les
paroles écrites de l’Ancien et du Nouveau Testaments la Parole de Dieu comme
pour celles ceux qui font appel aux
méthodes critiques. Les attitudes, apparemment contradictoires parce que partant
de présupposés différents quant à la nature de l’inspiration divine, se
rejoignent dans une commune recherche du sens d’un texte à partir des autres
textes bibliques. C’est le principe de l’analogie de la foi opérant par exemple
dans le recours aux deux corpus négatifs et positifs ; par exemple, si l’on
vient à douter de la pertinence du premier dont l’application peut être
circonscrite, on fera appel au témoignage supplémentaire et concordant que
représente l’établissement du modèle du couple hétérosexuel. Vous aurez compris
que ce principe est peu attentif à la pluralité de la littérature biblique qui
en termes de sexualité évoque à côté des couples monogames, la polygamie, le
célibat et bien d’autres états.
Un second principe
est la recherche d’un centre dans l’Ecriture qui puisse devenir le critère des
choix qui sont faits en matière d’interprétation et d’application. Le rapport
de l’Evangelische Kirche in Deutschland, de tradition luthérienne, Vivre
avec des tensions , rappelle que “le fondement de la foi chrétienne est une
personne et pas la Bible comme livre”. Christ et la grâce qui en lui est
offerte à tou(te)s est unanimement reconnu par tous comme le centre des
témoignages bibliques par tous les chrétiens ; mais tous n’en tirent pas
les mêmes conséquences dans leur compréhension du salut – particulièrement du
lien entre éthique et salut - et dans les choix qu’elles envisagent pour
l’accueil des personnes homosexuelles et leur reconnaissance dans l’église.
Je terminerai
ce rapide survol là où je l’ai laissé en m’attachant avec vous au recours aux
textes bibliques dans les débats protestants : la question qui se pose est
finalement celle de l’autorité de la Bible, une question fondatrice dans l’histoire du
protestantisme et à laquelle le débat éthique sur l’homosexualité renvoie. Les
plus conservateurs qui agitent la question de l’abandon de l’autorité de l’Ecriture
s’y trompent moins que les plus libéraux dont un des plus grands torts est de
ne pas avoir exploré comment mieux prendre en compte un témoignage pluriel de
l’Ecriture dans un monde complexe.
Jean Vilbas
Exposé présenté le 12 octobre 2006 dans le cadre de la journée d'études Effigies "Regards croisés du bouddhisme et du christianisme sur l'homosexualité.