Luc 4, 1-13
J’ai
choisi de lire ce matin avec vous le texte qui sera médité dans la majorité des
églises chrétiennes de notre pays. Petit clin d’oeil à Caroline : je
n’utiliserai pas ce matin le terme ambigu, très et souvent mal connoté de
péché. Vous me direz qu’aborder ce texte qui évoque la tentation de Jésus,
c’est du pareil au même... Je ne le pense précisément pas, c’est pourquoi je
vous proposerai de lire d’un peu plus près ce récit qui évoque une tentation,
une mise à l’épreuve bien spécifique : celle de Jésus de Nazareth. J’en tirerai
deux conclusions - provisoires :
- une sous forme de confession de foi
- l’autre vous proposant quelques
pistes de réflexion pour accompagner cette journée d’assemblée générale
Le
texte ne nous indique même pas clairement l’origine de la tentation. Le premier
inculpé si je puis dire est le Saint-Esprit : “Jésus fut conduit par l’Esprit
dans le désert”. Faut-il en conclure rapidement que Dieu est à l’origine de
toutes nos épreuves ? Ce point de vue me paraît difficilement soutenable par
rapport à d’autres textes des Ecritures. Le deuxième inculpé, personnifié dans
le dialogue qu’il entretient avec Jésus
est appelé le diable. C’est avant toute chose une manière de désigner une
oeuvre de division, de séparation : de l’homme contre Dieu, de l’homme contre
l’homme, de l’homme contre lui-même. Ce n’est pas dans ce récit qui résume les
oppositions humaines que connaît Jésus qu’il faut chercher un long discours sur
la personnalité de Satan , si personnalité il y a ! Quant au troisième
protagoniste, Jésus, faut-il en faire un inculpé ? Notons simplement qu‘un
élément banal et légitime de sa vie - “il eut faim“ - déclenche le dialogue. Cette
ambiguïté peut faire écho à la difficulté que nous ressentons parfois à déterminer l’origine de
nos épreuves : pédagogie de Dieu ? irruption du mal ? amorce de nos fragilités
et de nos faiblesses ? Mais il n’y a pas de réponse immédiate dans ce texte.
Le
seul élément clair et net de ce récit est le caractère global de l’épreuve qui
joue sur tous les tableaux et atteint Jésus sur les plans matériel (la faim),
moral (la tentation du pouvoir) et spirituel (justifier de son identité). C’est
la deuxième suggestion du tentateur : “si tu es le Fils de Dieu” qui m’autorise
à dégager le caractère spécifique de cette mise à l’épreuve et nous invite à
nous défaire un moment de nos propres préoccupations pour examiner comment
Jésus est tenté.
Actualiser,
généraliser la tentation de Jésus pour mieux l’adapter à la particularité de
mon expérience me gêne car cela occulte l’essentiel : c’est de Jésus et de son
épreuve à lui qu’il est question dans ce passage.
La
tentation de Jésus s’intègre dans l’Evangile de Luc à la phase préparatoire de
son ministère. Trois étapes et trois lieux se dégagent nettement : les rives du Jourdain, le désert,
la synagogue de Nazareth ; trois lieux symboliquement chargés, trois lieux
d‘expérience spirituelle intense, trois lieux où l‘évangéliste Luc mentionne
l‘action de l‘Esprit de Dieu en Jésus : il descend sur lui aux bords du
Jourdain et le conduit au désert ; à la synagogue, Jésus reprend à son compte
la parole du prophète Esaïe : “l‘Esprit du Seigneur est sur moi“.
L’étape
centrale du désert constitue un point tournant, un moment spécifique de choix
dans la préparation de Jésus à son ministère. Le récit du baptême de Jésus met en scène la magistrale
intervention de Dieu qui souligne le rôle spécifique de Jésus : “Tu es mon
fils, aujourd’hui je t’ai engendré”. Le texte est extrait du Psaume 2 qui
évoque la figure guerrière d’un messie vengeur. A la troisième étape, dans la
synagogue de Nazareth, Jésus lit un extrait du prophète Esaïe et l’applique à
sa propre personne (Esaïe 61, 1-14).
La
question qui se pose à Jésus est de savoir quel type de messie il sera et à
quel modèle répondront les moyens qu’il choisira pour annoncer l’irruption du
Royaume de Dieu parmi les hommes. Les sollicitations, menaces, promesse et
chantages dont Jésus fait l’objet dans ce passage résument comme en
avant-première les diverses polémiques dans lesquelles il sera entraîné par la
suite : sollicitation du miracle, de l’exercice du pouvoir et de la puissance,
remise en cause de sa relation à son Père et de la qualité de son service. Le
choix que fait Jésus est celui du service : service de Dieu et service des
hommes dans le renoncement à tout ce qui entrave l’autre.
Un
dernier mot encore sur l’Ecriture qui est le lieu et l’instrument de la
tentation dans ce récit. On a beaucoup fait remarquer qu’elle est l’arme
utilisée par Jésus pour couper court à toute sollicitation et à toute séduction
: trois “il est écrit” répondent aux trois suggestions du tentateur. Mais
attention : une de ses suggestions s’appuie elle-aussi sur un “il est écrit”. Ce
sont bien deux manières d’utiliser l’Ecriture qui sont mises en perspective. Il
est intéressant de remarquer que les citations de Jésus appartiennent au même
corpus - le livre du Deutéronome et en particulier le rappel de l’alliance avec
Dieu - et s’ordonnent entre elles de manière logique autour de la question de
la juste relation à Dieu : “L’homme ne vivra pas de pain seulement... Tu adoreras
le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul ... Tu ne tenteras pas le
Seigneur ton Dieu.”. La citation du diabolos apparaît quant à elle nettement
hors-contexte. Plus qu’un schéma à répéter inlassablement :
épreuve/verset-massue ou bouclier pour la repousser, il y a là une invitation à
entrer dans la cohérence de la révélation biblique et à y trouver le sens de
notre vie. Ce pourra être alors un point d’appui solide pour le temps de
l’épreuve.
Un
mot encore sur le désert, lieu du vide et de la rencontre, étape fondatrice de
l’histoire du peuple d’Israel : aux quarante années d’errance répondent les
quarante jours d’épreuve de Jésus. Jésus est ainsi désigné comme celui en qui
se manifeste la plénitude de l’histoire d’Israel et de sa relation avec Dieu. A
l’appui de cela, le fait que les citations-réponses de Jésus soient précisément
extraites du livre qui évoque l’issue des quarante années dans le désert. Notons
également la valeur symbolique de ce désert. Jésus circule beaucoup dans ce
passage, du désert à Jérusalem jusqu’en un lieu où sont visibles tous les
royaumes de la terre. Il ne faut manifestement pas s’attacher trop
littéralement en tout cas à la géographie de ce passage et simplement
comprendre qu’elle indique en Jésus le messie attendu.
Je
crois que Jésus a vécu une vie pleinement humaine. En lui, Dieu rejoint la
fragilité de notre existence. Souvent comme je l’ai dit, on a tiré de ce
passage des règles relatives à nos épreuves. L’accent de ce texte est différent
: dans une tentation qui lui est tout à fait spécifique et ne peut nous être
appliquée, Jésus se fait proche de notre mode d’existence soumis parfois à la
précarité, à l’épreuve, à la remise en cause. C’est aussi sur ce point
qu’insiste l’auteur de l’épître aux Hébreux lorsqu’il affirme dans son
admirable méditation sur le Fils de Dieu qu’”il a été tenté comme nous en
toutes choses”.
Je
crois que Jésus me rejoint dans le service. Jésus refuse la toute-puissance en
rejetant les deux manifestations de puissance que sont les miracles suggérés
par le tentateur et surtout l’offre qui lui est faite d’un règne universel. En
refusant de se mettre à la solde du diviseur, Jésus réaffirme que sont
conjoints son intimité avec le Père et son service des hommes. Il est venu non
pour être servi ou pour se servir mais pour servir.
Je
crois que Jésus est notre libérateur parce qu’il est lui-même souverainement
libre. Je crois en ce Jésus que les hommes ne peuvent manipuler pour provoquer
du miracle, cautionner un pouvoir ou agrémenter un spectacle. Ceci ne veut pas
dire que j’exclus a priori que la puissance libératrice, restauratrice,
renouvelante de Jésus se manifeste dans nos vies. L’Evangile reste puissance
pour le salut de quiconque croit et nous l’avons tous expérimenté d’un manière
ou d’une autre. Mais je crois en un Jésus homme et serviteur, accessible et
pourtant hors de nos calculs et de nos tentatives de récupération.
Je
reprendai à Nikos Kazantstakis le titre de son roman La dernière tentation
du Christ pour établir un parallèle entre ce récit et la prédication du
messie crucifié qui est le coeur de l’Evangile. A la spécificité de la
tentation de Jésus répond le caractère tout à fait unique de la mort du Christ.
Dans l’abaissement de la croix culmine la révélation de l’humanité de Jésus et
il nous rejoint en ce lieu où se concentrent toute notre souffrance et toutes
nos angoisses humaines. A la croix, Jésus se révèle sous les traits du
serviteur souffrant. A la croix éclate la grâcieuse liberté de Jésus qui donne
sa vie de lui-même.
- réaffirmer les priorités
- faire le bilan de ce qui a été
vécu
- poser les fondations spirituelles
et le sens de la multitude d’activités qui sont entreprises
Voici
donc quelques prolongements lointains de ce texte pour ce jour particulier.
Quant
au choix des priorités, ma question sera à la fois personnelle et
communautaire. Une communauté chrétienne - même la plus institutionnelle, la
plus structurée qui soit - ne sera jamais rien d’autre que ce qu’en font
l’action conjuguée de ses membres et de l’Esprit de Dieu à l’oeuvre en eux et
parmi eux. Le texte médité ce matin nous présente un Jésus qui choisit de se
faire serviteur sans pour autant s’assujettir à qui ou quoi que ce soit. En
examinant vos choix en ce jour, veillez-vous à ce que cette priorité du service
demeure ? Trop souvent, l’Eglise l’a oublié dans l’histoire ; trop souvent,
nous trouvons à nos engagements des motivations plus complexes que cette option
prioritaire du service.
La relecture de notre vécu et plus particulièrement des moments difficiles que nous avons traversés - moments qui ont parfois des prolongements jusqu’à aujourd’hui - peut être une expérience très éprouvante. Ma paroisse vient de vivre un de ces moments de lucidité où l’on cherche à tirer du sens d’un bouleversement difficile à vivre. Les chrétiens, parmi beaucoup d’autres, sont souvent sujets à deux faiblesses : s’engouffrer avec une spiritualité douteuse puisque fondée sur l’illusion dans une fuite de la réalité ; ou alors exclure Dieu du champ d’une expérience devenue trop insupportable pour pouvoir le contenir. J’aime l’exemple de réalisme spirituel que donne Jésus : un réalisme qui sait tout à la fois voir avec lucidité l’authenticité de la souffrance, du manque, de la douleur et accueillir avec reconnaissance la présence même difficilement perceptible de Dieu dans cette épreuve. Je vous suggérerais de donner ce matin à vos bilans même les plus lourds la tonalité particulière de la louange. Pas la pseudo-louange qui repose sur le fantasme ou l’autosuggestion mais la paisible affirmation de la réalité de Dieu : “ Merci parce que dans ce temps d’épreuve, tu as été avec moi, merci parce que tu m’as permis de te dire mes peurs, mes fardeaux, mes doutes”.
Un
dernier mot sur la
Bible. Beaucoup d'entre nous avons un rapport étrange avec
elle. Quand nous nous en approchons pour la première fois, elle nous déconcerte
; ceux d’entre nous qui l’ont fréquentée de plus près savent qu’elle a souvent
été utilisée comme une arme contre nous, martelant notre culpabilité, notre
condamnation, notre rejet. Je me souviens d’une amie à laquelle une personne
bien pensante avait dit : “Impure comme tu es, tu devrais porter le nom de
Marie-Madeleine”.Difficile de combler le fossé entre cette amie et la Bible, entre cette amie et
un Dieu qui l’aime. Pour l’aider à retrouver la place dont elle me semblait
aliénée, je l’ai renvoyée vers le texte biblique, lui disant : “ Je pense que
la lecture de ton juge est erronée. Si elle examinait les Evangiles de plus près,
elle comprendrait que le personnage de Marie-Madeleine est le moyen par lequel
le Nouveau Testament nous fait comprendre qu’il n’y a pas d’impur aux yeux de
Jésus”. C’est notre vocation de témoigner de l’amour de Dieu ; c’est notre
vocation de chrétiens de dire la visibilité de cet amour en Jésus de Nazareth. Et
le plus formidable des outils qui nous soit donné pour le comprendre nous-mêmes
et le faire ensuite comprendre à d’autres est cette Bible. Sachons comme Jésus
entrer dans la cohérence de l’Esprit qui vivifie et non de la lettre qui tue
pour que ce texte qui nous a été confisqué ou nous est demeuré étranger
redevienne la source de notre espérance et de notre foi.
Que
le Seigneur vous bénisse en ce jour d’assemblée générale.
Jean Vilbas, méditation apportée au Centre du Christ Libérateur de Paris le 4 mars 2001